Société

« J’aurais pu me suicider trois fois ! »

Quelques mois après la sortie de son livre « Respire », rencontre avec Zakia Uriadde.  Retour sur le long parcours judiciaire qui a suivi le meurtre de son frère en mai 2022.

Zakia Uriadde – ©Zakia Uriadde

C’est une femme bien vivante que j’ai face à moi.  Bien sûr, lorsqu’on lui demande d’évoquer la mort d’Ismail, Zakia Uriadde a encore la voix qui tremble.  La femme dans la quarantaine, au tempérament jovial, parfois blagueur, reprend cependant vite le dessus.  Regard franc, attitude digne et posée, explications précises : on est loin d’imaginer qu’elle vient de traverser 27 mois d’épreuve judiciaire, avec angoisses et dépression à la clef.

Lorsque nous la rencontrons dans son appartement bruxellois, Zakia est un peu grippée ; elle s’en excuse, garde une distante prudente et nous présente aussitôt l’un de ses chats, Rebel, qu’elle considère comme son enfant.

A l’écouter, le livre qu’elle a sorti le 30 septembre dernier lui a presque sauvé la vie.  Elle parle de son écriture comme d’un acte « salvateur », égoïste peut-être, ou comme un exutoire pour surmonter la douleur.  Car la douleur est toujours bien présente et on l’aperçoit de temps à autre qui traverse son regard.

Interminable attente

Comme elle l’avoue d’emblée, « J’aurais pu me suicider trois fois. »  La phrase dit tout : au cours des deux années de procédure, Zakia a passé l’essentiel de son temps à attendre.  A attendre quoi ?  Attendre le passage devant la Chambre du Conseil qui doit décider si la mort de son frère est un meurtre ou la conséquence de coups et blessures.  Attendre les différentes Chambres des mises en accusation, puis la tenue des Assises.  Ensuite, attendre le pourvoi en Cassation de l’accusé, refusé, et enfin sa mise en détention.

Un parcours interminable, même si, Zakia l’avoue, « certaines affaires durent encore plus longtemps.  Je pense notamment à celle du carnaval de Strépy, dont les parties civiles attendent toujours le début du procès. »

Pendant tout ce temps, impossible pour les familles de victime de faire leur deuil.  Zakia s’est retrouvée en permanence comme happée par les procédures, minée par l’incertitude et… pratiquement laissée à elle-même.  Les cellules d’assistance psychologique ?  « Elles se manifestent plus d’une semaine après les faits, sont débordées parce que c’est gratuit et on a souvent affaire à de jeunes psychologues à peine sortis de l’université, pas du tout formés à des circonstances aussi atroces. »  Quant aux contacts avec le monde judiciaire, ils se font par courrier d’huissier, selon la procédure et sans un mot d’explication.

Ismail (frère de Zakia) – ©Zakia Uriadde

Côte-à-côte avec le tueur

« Il faudrait donner aux familles des victimes un petit lexique en disant qu’il vous est arrivé un drame, un homicide ou un assassinat, qu’il va y avoir une enquête.  Voilà comment ça va se passer maintenant, il y a d’abord ceci, puis cela.  Il faut expliquer aux gens, parce que nous, on n’est pas de la justice.  Moi, je n’avais jamais mis un pied au palais de Justice.  Pour eux, c’est leur jargon, ils y sont tous les jours ; pour nous, c’est de la déshumanisation complète. »

Expliquer, informer, c’est en partie le rôle de l’avocat, mais pour Zakia le monde judiciaire devrait assurer un suivi plus correct.  D’ailleurs, lors du procès aux Assises, l’avocate générale a elle-même présenté ses excuses pour la manière dont elle avait été traitée dans cette affaire.

La pire épreuve ?  Se retrouver pendant une demi-heure devant la porte de la Chambre des mises en accusation.  « A côté de toi, tu as le tueur.  Il n’a qu’un bracelet électronique, pas de policier. »  Elle réalise alors qu’il est toujours en liberté.    « Pendant tout ce temps, lui vit tranquillement chez lui, confiné.  Il peut faire tarder autant qu’il veut. »

Zakia espère-t-elle changer les choses grâce à son livre ? 

« Si j’avais les moyens, j’irais au palais et je donnerais un exemplaire à tous les magistrats que je vois.  Cadeau, cadeau.  Le procureur du Roi a donné une formation à des magistrats avec mon livre ; un prof le prend comme base pour former ceux qui vont aider les victimes.  Depuis qu’elle l’a reçu, la présidente du tribunal a apparemment complètement changé.  C’est fou !  C’est quelqu’un d’autre : maintenant, elle dégomme les accusés et est toute gentille avec les victimes. »

En parlant du présent, Zakia retrouve toute son énergie.  Exagère-t-elle un peu ?  Quoi qu’il en soit, son livre semble avoir remué certaines consciences.  

Le manque de moyens humains et financiers de la justice belge est criant et le juge Dan Goodman, du tribunal de Bruxelles, nous le confirme par téléphone : « Il faut renforcer la vraie justice, la rendre plus rapide, plus efficace, en donnant plus d’argent pour qu’il y ait plus de magistrats et plus d’assistants sociaux.  On doit pouvoir accompagner, aller plus vite.  C’est une question de budget. »  

Pourtant, selon Zakia, l’affaire aurait pu être simple.  Des caméras de surveillance ont filmé les faits, avec une qualité d’image largement suffisante pour permettre l’identification, l’accusé n’a jamais nié et le seul véritable débat a tourné autour de la qualification pour meurtre ou pour coups et blessures.  Alors, aurait-on vraiment pu accélérer les choses ?  Zakia en reste persuadée, elle qui a l’impression d’avoir dû tout faire elle-même.  

A sa décharge, la justice a parfois besoin d’un minimum de recul.  D’un temps qui diffère du temps médiatique et des attentes, légitimes, des victimes comme elle.  Un temps dont le juge Goodman nous rappelle la nécessité : « Imaginez un seul instant qu’on aille trop vite et qu’on passe à côté de diverses choses : les avocats de la défense auront beau jeu après… »  Cela consolera-t-il Zakia ?  « 27 mois, ajoute le magistrat, ce n’est pas un timing si long pour prendre une décision d’une telle gravité. » 

Au terme de son parcours, Zakia l’a sans doute appris : même une vidéo explicite doit être entourée d’un contexte pour « faire toute la lumière ».  Les gestes seuls ne révèlent pas tout.

A quoi Zakia songe-t-elle au terme de notre entretien ?  « Je pense surtout à mes nièces, aux filles de mon frère Ismail, avoue-t-elle en passant une main fine à travers sa chevelure brune.  C’est pour elles, pour ma mère, pour ma belle-sœur que j’ai fait tout cela.  Et pour les autres victimes du système.  Je sais ce qu’elles traversent. »

Jimmy Wajsblat

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